Avez-vous remarqué comme une odeur, un son, une musique ou même parfois une image peuvent avoir cette faculté de vous ramener vers de lointains souvenirs ?

Il m’arrive souvent de quitter/fuir le siège sociale de Roca Comestics pour retrouver le cocoon paisible d’un Diner figé dans les années cinquante pour y déguster un milkshake banane-coco ou tout simplement y prendre un thé. Si Margareth me connait suffisamment pour me servir soit l’un ou l’autre en fonction de l’heure de mon arrivée dans son établissement, j’apprécie davantage sa discrétion et le fait de pouvoir passer pour n’importe quel autre client et non la femme à la tête de Roca Comestics.

Le regard tournait sur les pas pressés de quelques badauds, qui tentent d’échapper à l’inverse soudaine, je ne prête pas attention à ce couple, qui se félicitent d’avoir franchi la porte du Diner avant d’être trempé, mais plus au tintement de la clochette que fait la porte. Ce petit « Tiiiiin » retentissant qui, sans le vouloir, fait écho à mon passé…

Je devais avoir cinq non six ans que déjà les enseignements me semblaient durer une éternité même si je les partageais avec d’autres enfants de la noblesse. Si notre véritable nature était cachée aux yeux des hommes, elle n’en était pas moins vénérée pour les bienfaits que notre lignée leur prodiguait. Les prêtres veillaient à ce que les hommes ne manquaient pas d’honorer leurs dieux – nous les fées – et se chargeaient de les punir quand ils dérogeaient à leur devoir. A cette époque les sacrifices humains étaient pratiqués pour soi-disant apaiser la colère des dieux. C’était donc en toute confiance que mes ancêtres laissaient aux mains des prêtres la gouvernance du peuple des hommes, du moins c’est ce que je croyais et que l’on m’enseignait. Mais comme je vous l’ai dit, les leçons ne me passionnaient et les écoutais souvent d’une oreille distraite jusqu’à ce que le tintement d’une clochette ne me rappelle à l’ordre avant une voix autoritaire.

Mon oncle, Inca Roca, avait pris la régence du peuple des fées après le décès tragique de mes parents, le temps que je sois en âge de pouvoir un jour gouverner à mon tour. Vous imaginez bien qu’à six ans je ne m’intéressais pas vraiment aux droits auxquels j’allais pouvoir prétendre et sous quelles conditions… Ce qui devait arriver, arriva. Mon oncle finit par m’évincer du trône pour y placer son premier né – un fils – l’année de mes sept ans. Etrangement tous ceux qui semblèrent s’opposer à ses choix, disparaissaient. Ma propre existence devenait également une menace si plus tard je venais à faire valoir mes droits. C’est là, qu’il est venu à moi, majestueux et puissant. Vous, vous le connaissez sous plusieurs noms : le serpent à plumes ou Amaru, le dragon. Pour moi, il a été mon sauveur et protecteur, celui qui m’a fait franchir la frontière d’un monde inconnu des hommes mais pas moins dangereux pour toutes les autres créatures qui le peuplaient. Cachée par les fées dissidentes, j’ai grandi hors d’atteinte de mon oncle mais n’oublie pas qu’il m’a dépossédée. Plus tard, j’ai appris que c’était à sa demande que les prêtres pratiquaient des sacrifices humains et qu’il se délectait du pouvoir exercé sur les hommes. Quant à la mort de mes parents, rien ne m’a certifiée qu’il en était à l’origine mais pour moi cela ne faisait aucun doute car ils œuvraient pour vivre en harmonie et en paix avec les hommes.

En attendant de pouvoir reprendre ce qui me revenait de droit, je m’éveillais aux arts bien différents de la politique, de la stratégie et du combat tout en apprivoisant les pouvoirs hérités par ma nature de fée. Le monde surnaturel est loin d’être un conte de fée. Nous sommes en guerre fées contre fées. Celles qui me reconnaissent comme étant leur souveraine légitimes et celles à la botte de mon oncle. Et là, je ne vous parle que des fées des Marais. Quant aux autres créatures, je crois que la pire de toutes avec lesquelles nous avons dû combattre, ont été les vampires. Nous avons connu de sombres années à batailler avant qu’un semblant de paix ne règne. Nos batailles si elles ont été invisibles pour les hommes, elles n’en ont pas moins laissé des traces dans leur monde. Ouragans, cyclones, volcans en éruption, tremblements de terre et j’en passe. Ces décennies à combattre n’ont fait que renforcer mon attachement à mon fidèle protecteur. Dragon et fée, un duo bien redoutable pour qui s’interposait. Bien des fées ont péri pour également mettre à terre les derniers fidèles à mon oncle et le capturer. La politique patriarcat menait par mon oncle m’a contrainte à prendre la première et la plus difficile des décisions le jour de mon investiture : les fées des Marais ne devront donner naissance qu’à des filles grâce à un enchantement. Ce dernier ne pourra être défait que si la reine venait à aimer et être aimée d’un amour véritable par un vampire. Inutile de dire qu’avec une telle condition, l’enchantement n’était pas près d’être rompu. Depuis le règne sanglant d’Inca Roca, les hommes fées sont considérés comme orgueilleux et imbus de leurs pouvoirs. Peut-être n’ai-je pas pris la bonne décision mais nous vivons en paix depuis qu’ils ne sont plus au pouvoir pour les Marais.

L’affaire Inca Roca et sa descendance étant réglée, je caressais le rêve d’unifier toutes les fées. Comment travailler à une paix entre créatures si nous, nous n’étions pas capables de nous entendre ?!  Si l’unification des fées fût aisée, le fossé entre les autres races était une toute autre affaire mais pas impossible face au duo dragon et fée. J’ai pêché à mon tour par orgueil et il m’en a coûté de perdre mon plus fidèle compagnon en bannissant un mage puissant. Personne n’aurait imaginé que ce mage aurait eu assez de force pour se réfugier dans le monde des hommes. C’est dans un dernier sursaut de combativité que le mage lança une dernière attaque. Mon loyal protecteur fût aspiré dans le même tourbillon en s’interposant entre le mage et moi.

- Souhaitez-vous un autre thé, Madame Rock ? … Madame ? …Un autre thé ?

- Oh veuillez m’excuser, je suis navrée, je me remémorais de vieux souvenirs. Oui volontiers pour le thé.

- J’espère que cette pluie va bientôt cesser. Le temps semble perturber depuis quelques temps.

- Ça ne devrait pas tarder, rassurez-vous.